CHAPITRE X
XAVIER vit le sang pulsant de la carotide du tueur s’élargir en une flaque noire peu à peu absorbée par le sol.
« Bon sang, tu l’as…
— Il fallait que je le fasse et lui-même le savait, lança Valrin d’une voix agacée. Cela te pose un problème ?
— À vrai dire, oui. »
Il pointait l’index vers la tempe tatouée de l’homme.
« Eh bien quoi ?
— Je serais toi, je m’écarterais.
— Pourquoi ?
— Il est sur le point d’exploser.
— Hein ? Comment le sais-tu ?
— Certains de mes clients avaient ce genre de types à leur solde. Ceux qui avaient les moyens, en tout cas. »
Tout en parlant, Xavier reculait hors de portée. Il toucha sa tempe :
« Des tueurs castrés avec un trident tatoué à l’envers, là. Le trident signifie qu’il possède une glande catabolique qui le transforme en grenade naturelle à l’instant de sa mort. La glande synthétise le bio-explosif en quelques secondes. »
Valrin suivait Xavier. Un décompte s’écoulait sous son crâne. Huit secondes… Un flash intense, presque sans bruit. Un geyser engloutit le cadavre, creusant un cratère de trente centimètres dans le sol. L’herbe tout autour était noire et racornie.
Xavier avait détourné les yeux, mais Valrin, lui, contempla les lambeaux carbonisés qui voletaient encore dans l’air malmené. Les trois initiales de la multimondiale carillonnaient à ses oreilles. Un de moins. Un simple exécutant, mais ce n’est qu’un début. Il fit volte-face lorsque la porte de la résidence claqua. Il rattrapa Xavier dans la salle de réception.
« Tu n’es pas content de savoir qui était ton employeur, lança-t-il, et accessoirement celui qui a tenté de te tuer par deux fois ? »
Xavier se servait un verre d’alcool.
« Je ne me sens pas plus à l’aise avec toi qu’avec eux, fit-il après avoir bu une lampée.
— Oh, tu n’es pas drôle. Mais tu as raison. Je n’hésiterais pas à te liquider s’il le fallait.
— On dirait que cela te fait plaisir de le dire.
— Non, mais je le répéterai aussi souvent que nécessaire. Que ce soit parfaitement clair entre nous.
— Pourquoi le répéter ? Tu pars, et moi je reste. »
Valrin secoua la tête.
« Nous ne pouvons pas nous séparer. D’ailleurs, tu n’as pas le choix si tu veux vivre.
— Je partirai de mon côté. Ou plutôt nous : Jana et moi, lorsque sa croissance sera achevée.
— Sa croissance ?
— Je peux te montrer si tu veux. Ensuite nous nous dirons adieu. »
Il le guida au premier étage. Un curieux parfum d’herbes pourrissantes sauta aux narines de Valrin.
« Il y a une piscine sur le toit juste au-dessus, expliqua Xavier. La pluie a créé un marigot, et la remise en marche de la climatisation n’a jamais pu évacuer la puanteur. À vrai dire, je ne la sens plus depuis longtemps… Là. C’est par ici. »
Il s’engouffra dans un bureau, ouvrit la porte d’une chambre forte située dans le fond. Ils pénétrèrent dans un autre monde seulement éclairé par les diodes d’appareils de contrôle. Valrin observa les empilements hétéroclites d’appareils au capot relevé, les câbles maintenus par des rubans adhésifs, les pièces détachées dans des bacs en plastique qui s’entassaient dans tous les coins. Au centre de ce capharnaüm se dressait une cuve de croissance garnie d’une grande vitre ovale où l’on discernait une jeune femme nue.
« Voilà Jana », fit Xavier d’une voix changée.
Elle flottait dans son bain amniotique, les bras le long de son corps parfait. Sa peau rosâtre n’avait ni poils, ni sourcils, ni cheveux. Ses yeux étaient clos. Son visage était mangé par un appareil respiratoire dont le tube contournait sa nuque.
« Un vrai temple de la résurrection, pas vrai ? dit Valrin.
— Ne touche à rien.
— Ne t’inquiète pas, je connais tout ça… Mhm. Elle a l’air complète. Elle est consciente ? »
Xavier répondit à contrecœur :
« Par moments. Le minimum. Je communique avec elle par l’intermédiaire de son implant neural. Le plus souvent, elle rêve ou apprend grâce à des programmes éducatifs.
— C’est donc pour elle que tu as pris tous ces risques.
— Paradoxalement, c’est aussi elle qui m’a sauvé : je serais mort avec les autres si je n’avais pas décidé de la cloner ici. Regarde-la. Cela en valait la peine, n’est-ce pas ?
— Elle est très belle, convint Valrin.
— Dans moins de deux mois maintenant, je la libérerai. Alors nous pourrons partir.
— Je suis désolé.
— Pourquoi… » commença Xavier.
Le coup lui arriva sur le côté de la nuque, emplissant sa tête d’étoiles. Il tomba à genoux, brusquement privé d’énergie. Dans un brouillard palpitant, il aperçut Valrin qui sortait son pistolet à induction.
Il va me tuer. Pourquoi seulement maintenant ?
« Je regrette vraiment », dit Valrin. Xavier le vit poser une main sur son épaule mais ne ressentit aucune pression. « Il faut que je le fasse. »
Comme dans un cauchemar, Xavier le vit se placer face à la cuve, le pistolet à l’horizontale. Il voulut se lever, mais ses muscles n’étaient que des bourres cotonneuses.
Non. Non, pas Jana…
Le coup partit. Unique, droit dans le cœur. Les poumons de Xavier se vidèrent comme si c’était lui qui recevait l’impact. La vitre du substitut géant de matrice était conçue pour ne pas exploser. Elle se fendit dans un craquement, et le liquide commença à se déverser sur le sol. Sur les panneaux de biomonitoring, tous les témoins se mirent simultanément au rouge, et une alarme grêle vrilla les tympans. Valrin rengaina son arme et hala Xavier jusqu’au seuil de la chambre forte.
« Il n’y a rien à regretter. Ça n’aurait pas été la femme que tu as rencontrée, et tu aurais fini par te débarrasser toi-même de cette chose. Tu n’as plus le choix, tu dois m’accompagner pour retrouver l’original. »
Un peu de force était revenue dans les muscles de Xavier. Il se pencha en avant et vomit une bile acide mêlée d’alcool. Quand il releva ses yeux larmoyants, Valrin avait pris une seringue pneumatique dans son atelier chirurgical. Il entrebâilla la porte de la cuve, appliqua l’embout de la seringue contre la jugulaire du cadavre et préleva cinquante centimètres cubes de sang. Il retira l’ampoule, en plaça une vide et fit une nouvelle ponction. Enfin il se tourna vers Xavier qui essuyait son menton souillé du revers de la manche.
« Cette femme a quelque chose de spécial en elle, tu dois le savoir mieux que moi. Voyons : le clone n’avait pas plus d’ongles aux doigts et aux orteils que l’original, donc la modification est génétique. Un défaut de pigmentation de la peau… quoi encore ?
— Je n’ai pas cherché à savoir, fit Xavier en s’adossant à la porte métallique. Ses gènes ne m’intéressaient pas. Tout ce qui m’intéressait, c’était elle. Et tu viens de la tuer.
— La KAY a dépensé une fortune colossale et éliminé des centaines de gens pour Jana – je veux dire l’original, continua Valrin, imperturbable. Cette fille est donc le pivot de quelque chose d’énorme. Sans doute le levier qui me manque pour faire basculer la KAY. On doit la retrouver… Au fait, tes employeurs n’ont laissé aucun indice concernant son passé ? »
Xavier se contenta de secouer la tête. Il avait souvent fantasmé sur le passé de Jana. Une fille de prince enlevée, une riche héritière… des scénarios dignes des holodramas les plus kitsch s’étaient déroulés dans son esprit – bien qu’il sût qu’il ne pouvait y avoir une once de vérité là-dedans.
Valrin se perdit quelques secondes dans ses pensées puis s’adressa à nouveau à Xavier :
« Tu te serviras d’une des deux ampoules de sang pour les analyses. Quant à la seconde, nous en aurons besoin pour autre chose. »
Il ouvrit largement la cuve et commença à arracher les câbles et les sondes reliant le corps à l’équipement intérieur.
« Retourne au rez-de-chaussée, dit-il. Je m’occupe de ça. »
Ça. À présent, Xavier commençait à saisir ce que son propre pouvoir avait eu de monstrueux. Ce n’était pas une révélation : les détracteurs patentés de toute sorte ne se privaient pas de faire la morale, le plus souvent sans rien y connaître. Mais il s’était convaincu que ceux qu’il amenait à la vie n’étaient que des objets de chair. Il apprenait de la plus horrible manière à quel point il s’était volontairement aveuglé.
Il se releva. Le monde tournait autour de lui.
« Je vais aller chercher une arme et revenir te buter, marmonna-t-il.
— Tu peux me haïr, mais pas me tuer. Nous sommes dans la même galère. Avec moi, tu as une chance de revoir la vraie Jana. »
Xavier était trop choqué pour répondre. Il retourna dans la salle de réception, se versa un verre. Son gosier se refusa à déglutir, et il dut recracher. Néanmoins, cela le lava des vomissures qui salissaient son menton. Il attendit que Valrin ait descendu le corps pour regagner sa chambre et changer de chemise.
Puis il redressa un fauteuil renversé et s’affala dedans. Aussitôt, il s’endormit.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand il s’éveilla. Ses jambes reposaient sur un fauteuil en vis-à-vis, et une couverture avait été jetée sur lui.
Son premier réflexe fut de repousser la couverture comme si elle était souillée. Puis il s’aperçut qu’il n’avait aucune intention de se mettre en colère. Une sorte de détachement feutrait ses émotions. Ce qu’il percevait derrière était de la rancœur – mais curieusement moins à cause de l’acte de Valrin que du fait que la décision d’en finir lui avait été volée. À présent, cela lui paraissait l’aboutissement d’un processus inéluctable. Tout avait été écrit. Cela aurait été trop facile si j’avais pu m’en tirer à si bon compte. Il respira un grand coup afin de vérifier qu’aucune nausée ne contractait plus son estomac.
Il se leva avec une grimace pour ses jambes ankylosées et monta au premier. Valrin s’était approprié son lit. Il ouvrit les yeux lorsque Xavier parut sur le seuil.
« Bien dormi ? On a pas mal de travail à faire. »
Xavier hocha la tête. Valrin eut un sourire bref.
« Au fait, que manges-tu ?
— Des sachets de PPb. On trouve aussi des baies derrière la propriété. Elles ressemblent à des framboises et sont à peu près comestibles. Je te montrerai. »
Ils descendirent au rez-de-chaussée. Xavier décongela deux sachets de PPb, de la pâte de protéines-base produite par des levures génétisées. À l’origine, elle avait été créée par les adeptes d’une secte se refusant à consommer les animaux comme les végétaux. Les colonies en milieu extrême et les équipages des vaisseaux avaient vite fait leur ordinaire de cette gelée opaque à l’aspect de riz glutineux. Pour qui n’était pas difficile, c’était la denrée à la fois la plus nutritive et la moins chère.
Dès qu’ils eurent fini de se restaurer, Valrin entraîna son compagnon dans le laboratoire. Il avait tout nettoyé puis scellé la cuve. Les moules de croissance osseuse, l’armoire frigo et les cubes de collagène avaient subi le même sort. Tout ce qui restait de Jana trois se résumait à présent à deux ampoules de sang, dont une était posée sur un support en caoutchouc au-dessus du module chirurgical.
« En théorie, dit Xavier, je n’ai pas besoin d’échantillon de sang de Jana : toutes les caractéristiques de son ADN sont codées dans mes ordinateurs.
— Qu’est-ce que cet ADN a de si particulier ? »
Xavier haussa les épaules.
« Rien en ce qui concerne les séquences codantes : Jana est une jeune femme normale à deux ou trois anomalies mineures près, comme l’absence d’ongles. Il n’y a rien qui détermine un caractère inédit. En comparaison, les posthumains ont des génomes infiniment plus singuliers. Les peaux-épaisses par exemple ont un chromosome supplémentaire pour abriter les gènes qui leur permettent de survivre dans le vide spatial.
— Mais pas Jana, fit Valrin qui le voyait s’égarer.
— En effet. Toutefois, son ADN recèle des séquences fortement anormales. Elles représentent moins d’un pour mille du total. Elles ne sont pas réactives et je ne leur ai vu jouer aucun rôle dans le programme cellulaire. Du reste, cela serait très improbable.
— Pourquoi ?
— Parce que leurs nucléotides ne sont pas formés des quatre éléments atomiques qui composent exclusivement les trois milliards de bases de l’ADN humain : l’hydrogène, l’azote, l’oxygène et surtout le carbone. Or les éléments qui constituent le pseudo-ADN étranger sont tous de la troisième période, avec une prédominance du phosphore et de l’aluminium. Ses liaisons covalentes sont si exotiques qu’il dispose de son propre complexe enzymatique de duplication. Pour les manipuler, il a fallu que je reprogramme entièrement mon séquenceur PCR et que…
— Je ne comprends rien à ce charabia, coupa Valrin. Ces portions d’ADN bizarres, elles sont naturelles ou artificielles ?
— Je l’ignore. J’ignore même si leur fonction est de conserver des informations génétiques et comment elles sont parvenues à s’intégrer à l’ADN de Jana. Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle n’est pas née comme ça. Chaque semaine, on découvre une nouvelle planète. Je ne suis pas xénobiologiste, mais je sais que toutes les formes de vie répertoriées jusqu’à présent utilisent des acides aminés comparables aux nôtres, tout simplement parce que les éléments qui les composent sont les plus courants dans la nature. Mais l’une des planètes les plus récemment découvertes pourrait déroger à cette règle… Il s’agirait alors d’un virus inconnu qui est arrivé à s’associer Dieu sait comment à un ADN humain.
— Puisqu’il ne code rien, en quoi peut-il intéresser autant des multimondiales ?
— C’est important de le savoir ?
— Pour le moment, la connaissance est notre meilleure arme contre la KAY. Jusqu’à ce qu’on ait trouvé Jana. »
Xavier opina. Puis il déclara :
« Peut-être que l’intérêt de ce virus étranger réside dans sa capacité même à se greffer à une biomolécule aussi radicalement différente sans lui porter préjudice ni se détruire lui-même.
— C’est toi le spécialiste, dit Valrin. Est-ce que ça te paraît plausible ?
— J’ai besoin d’y réfléchir. »
Son expression indiquait plutôt le doute. Valrin n’insista pas. Il s’empara de la seconde ampoule, la jeta à Xavier qui la rattrapa d’extrême justesse.
« Bon, passons aux choses sérieuses. Je veux que tu m’injectes ça dans le corps.
— Quoi ?
— Le sang de Jana. Pas directement dans une veine, bien sûr. Il s’agit de le mettre en stase et de le transporter discrètement. Le corps est suffisamment complexe pour y trouver une planque sûre. »
Xavier jeta un coup d’œil perplexe à l’ampoule.
« Faire tenir cinquante centimètres cubes dans une poche étanche ne sera pas aussi facile que tu crois.
— La moitié suffira.
— Une fausse veine ferait l’affaire ?
— Trop évident. L’idéal serait de placer la poche dans un organe. Évider une moitié du rein ou du foie et y placer la poche. Un scanner ne diagnostiquerait qu’une anomalie fonctionnelle. »
Xavier refoula la surprise qu’il éprouvait devant l’indifférence absolue de Valrin à la perspective de sacrifier un de ses organes.
S’il veut souffrir, c’est son problème.
« On verrait vite que cette portion d’organe n’est pas irriguée, argua-t-il. De plus, elle apparaîtrait un peu plus froide… sauf si on répartit cette poche tout le long de l’organe. Mais aucun stratagème ne résistera à un examen approfondi.
— Il ne s’agira que de passer des contrôles de douane.
— Dans ce cas, je peux le faire. »
Pendant qu’il programmait le médikit du labo sur un vieux clavier en plastique noir, Valrin lui demanda de narrer son histoire depuis l’arrivée de Jana. Xavier obéit d’une voix morne. Lorsqu’il raconta l’élimination du premier contingent de tueurs, Valrin ne put s’empêcher de sourire :
« L’amour peut faire bien des choses, presque autant que la haine. J’ai eu raison de te porter secours. Ils n’avaient pas prévu cela… À deux, nous sommes invulnérables. »
Xavier demeura silencieux. Ce qu’il éprouvait vis-à-vis de Valrin n’était pas très loin de la terreur. C’était comme si une araignée mortelle s’était endormie sur son épaule ; tant qu’elle restait endormie, tout allait bien et il valait mieux ignorer son existence. Mais, en même temps, cet homme l’intriguait. Il avait envie d’en savoir plus sur lui.
Il se concentra à nouveau sur sa tâche. Au bout de quelques minutes, il repoussa le clavier.
« Voilà, j’ai élaboré une procédure et lancé une simulation. Le taux de réussite est optimal avec des paramètres physiologiques moyens. Le médikit mesurera les tiens et fera lui-même les ajustements. Mais, avant, il faut que je mette le sang en stase.
— Combien de temps cela va-t-il prendre ?
— J’ai quelques substances à échantillonner dans le synthétiseur. Disons deux heures.
— Parfait. »
Pendant qu’il procédait, Valrin lui raconta comment il était remonté jusqu’à lui. C’était la première fois que Xavier entendait parler de l’Eborn. Lorsque Valrin lui décrivit le grain de pollen qui lui avait permis d’identifier Hixsour, il ne put s’empêcher de penser : Un bloc compact et hérissé de piquants… L’esprit de cet homme n’est pas très différent.
« Que faisais-tu avant ? demanda-t-il. Tu ne m’as rien dit de ta vie. »
Il n’avait pas besoin de préciser à partir d’où cet « avant » remontait. La description qu’avait faite Valrin de sa torture, bien que concise, lui avait suffi.
« Avant ? Je ne sais plus. Ça n’a pas d’importance.
— Tu as bien des souvenirs…
— Laisse tomber. »
Xavier demeura silencieux quelques instants, malaxant la poche en plastique dans laquelle il avait injecté les produits de stase. Il comprenait que Valrin ne veuille rien livrer d’important sur son passé à un quasi-inconnu. Mais quelque chose lui disait que l’homme s’était réellement arraché ses propres souvenirs de son esprit. Quel genre d’homme était capable d’une telle chose ?
« Tu fais tout ça pour te venger, dit-il en fixant la poche de sang au médikit. Mais le tueur au tatouage avait raison : tu crois vraiment que la possession de ce sang te permettra de venir à bout de la KAY ? Ils proposeront de te le racheter quand tu prendras contact avec eux. Ou, plus certainement, ils enverront d’autres tueurs pour le récupérer et nous éliminer. »
Valrin éclata de rire.
« En effet, seuls nous ne pouvons rien. C’est pourquoi je ne compte pas m’adresser à la KAY. Nous avons le sang de Jana et le nom de la multimondiale qui rêve de l’obtenir.
— L’Eborn ?
— Pour elle, nous sommes inestimables.
— L’Eborn tient apparemment autant au secret que la KAY. Nous représentons donc aussi un danger pour elle. Qu’est-ce qui te garantit qu’elle ne va pas tenter de récupérer le sang de Jana en toi et nous éliminer ensuite ?
— C’est ce qu’elle aura sans doute en tête au début, fit Valrin avec un sourire énigmatique. Ce sera à nous de la faire changer d’avis. »
L’opération se déroula sans problème. Le médikit était suffisamment performant pour ne laisser qu’une balafre de deux centimètres sous le nombril, ressoudée à la colle organique. Valrin exigea de rester conscient. Quand les appendices du médikit se rétractèrent dans leur logement autoclave sans un bruit, il caressa sa cicatrice. Il parut frappé d’une idée.
« N’est-ce pas romantique ? dit-il. Je porte dans mes entrailles l’amour que tu veux ressusciter.
— Je vais te suivre, répondit Xavier en parvenant à soutenir son regard. Tout ce que je veux, c’est retrouver Jana. Même s’il n’y a qu’une chance sur un million d’y parvenir.
— Une chance sur un million me suffit. En attendant, charge le code génétique numérisé de Jana dans cette barrette mémo. »
Xavier saisit la barrette plate en plastique, longue comme le doigt. Elle était jaune, la couleur standard pour la contenance de vingt téraoctets. Assez pour stocker le bloc de données.
« Comme tu veux.
— Autre chose, fit Valrin : j’espère que tu disposes de suffisamment d’argent pour nous faire quitter Hixsour. En ce qui me concerne, j’ai dépensé tout le mien pour venir jusqu’ici. »
Xavier réfléchit.
« Je dois avoir assez pour nous hisser en orbite, mais pas beaucoup plus.
— Ça suffira. »
Par mesure de sécurité, Xavier avait coupé la liaison comsat de la résidence. Valrin dut attendre d’être revenu à la capitale pour pouvoir se renseigner sur la KAY via un terminal public. Ils prirent la chambre la moins chère qu’ils purent trouver. Désormais, chaque équor gagné comptait.
Valrin retourna dans un isoloir à terminal et sélectionna les services commerciaux. Il loua un espace de quelques téraoctets, inséra sa barrette mémo dans le terminal puis déchargea le code génétique numérisé de Jana. Cela fait, il retira la barrette et la plia ; celle-ci se rompit dans un bruit de gaufrette écrasée. Ensuite il se connecta aux infos publiques des téléthèques et fit une recherche sur la KAY.
La Kilmer-Ade-Yoruba était un exemple glorieux de réussite écopolitique. Son histoire remontait à plus de deux cents ans. Elle s’était formée à partir de trois compagnies obligées de fusionner pour ne pas être détruites, lors d’une grande guerre qui avait eu lieu pour l’hégémonie du transport minéralier des mondes de la Couronne. La KAY en était ressortie victorieuse ; aujourd’hui, elle comptait une soixantaine de planètes sous licence d’exploitation exclusive, une myriade de spatiocénoses sous protectorat, des intérêts dans les plus grandes administrations interplanétaires. Des matières premières aux services privés en passant par les produits manufacturés, il n’était pas de domaine économique qui lui soit étranger. Aucun des accrochages qui avaient lieu de temps à autre avec ses concurrentes ne l’avait mise en difficulté…
« Stop, dit Valrin. Requête : conflits ponctuels avec l’Eborn ou ses filiales ? »
L’écran se remplit de nouvelles données : quatre ans plus tôt, une lutte armée l’avait opposée à l’Eborn au sujet de la propriété d’une spatiocénose litigieuse. Les analystes financiers s’étaient perdus en conjectures sur son opportunité.
Curieusement, l’affaire s’était très vite éteinte. La spatiocénose en question avait été évacuée puis atomisée, conformément à la volonté des deux parties. Tout ce qu’il restait à présent était un nuage de gaz radioactifs autour d’une planète morte.
C’est là que s’est produit le premier affrontement pour Jana. Nous n’en aurons jamais la preuve.
Mais Valrin était satisfait de sa recherche. Il mémorisa toutes ces données comme il l’avait fait avec l’Eborn, pendant qu’ils attendaient le passage d’un orbiteur à destination d’Ast Faurès.
« Pourquoi Ast Faurès ? demanda Xavier quand Valrin lui annonça leur destination. Dans un astéroïde, nous serons beaucoup plus vulnérables que sur une planète.
— C’est là-bas que se trouve le comptoir de l’Eborn le plus accessible d’ici. À vrai dire, Ast Faurès leur appartient en sous-main. Ils y ont un confidato, un fondé de pouvoir. Là-bas, nous serons à l’abri de la KAY, à supposer qu’elle nous découvre.
— Et nous serons du même coup à la merci de l’Eborn, argua Xavier. Pourquoi ne pas la contacter par les téléthèques ? Ce serait plus raisonnable. Nous sommes presque à sec et nous devrions garder le peu d’argent qui reste pour les urgences, non ?
— Rien ne vaut le contact direct. Quand nous aurons conclu un accord avec l’Eborn, c’est elle qui assurera notre transport.
— Quelle sorte d’accord ?
— On verra », éluda Valrin.
Les comptes bancaires de Xavier étaient juste assez garnis pour acheter deux billets pour Ast Faurès. La mise en orbite s’effectuait par un magnétolanceur linéaire, une installation rustique qui propulsait des trains de caissons hors de l’atmosphère, où ils étaient récupérés par un module de liaison et remorqués jusqu’à l’orbiteur de passage. La vendeuse qui leur remit les billets leur demanda s’ils souffraient de crises de claustrophobie.
« Pourquoi ? s’inquiéta Xavier.
— La claustrophobie est une cause de résiliation automatique.
— Nous ne le sommes pas », déclara Valrin en empochant les billets.
Il leur fallut attendre une semaine pour qu’une fenêtre de tir se dégage. Pendant ce temps, Xavier essaya d’en savoir plus sur son compagnon, mais, en dehors de ce qui touchait à sa vengeance, Valrin ne semblait pas avoir d’existence. À plusieurs reprises, il l’interrogea sur Jana – mais uniquement dans le but d’obtenir des informations utilisables. Ce fut avec un sentiment de soulagement qu’il réceptionna le message d’embarquement immédiat.
Après leur avoir injecté un somnifère, on fit pénétrer Valrin et Xavier, nus, dans un cylindre contenant des sarcophages remplis d’une pâte cireuse. Un haut-parleur leur ordonna d’enfiler un masque à oxygène puis de s’allonger dans les sarcophages. Ils obéirent sans discuter, car l’injection commençait déjà à ramollir leurs jambes. Un courant basse tension liquéfia la cire, la transformant en gel bleuté anti-g qui les engloutit lentement. Leur masque se mit à leur distiller un air froid à goût de plastique.
Le somnifère leur évita les affres du départ. Vingt minutes plus tard, un choc les réveilla : ils venaient d’être pris en remorque par le module de liaison. Un rayon laser projeta sur leur rétine les images de l’approche de l’orbiteur. Sans ce lien avec l’extérieur, Xavier aurait été sans doute saisi de panique. Il comprenait à présent pourquoi les claustrophobes étaient interdits de vol…
L’orbiteur n’excédait pas quatre mille tonnes. Ses habitacles cylindriques explosaient dans les trois dimensions. Ses multiples coques arboraient l’emblème de l’Eborn, simple E dans un cercle représentant sans doute une Porte de Vangk. La plupart des cylindres étaient inoccupés ; par mesure d’économie, ils n’étaient plus ni chauffés ni éclairés, et une diode rouge sur la poignée indiquait qu’on les avait verrouillés. De l’intérieur, le vaisseau se résumait à un lacis de coursives. Ils furent littéralement démoulés puis transbordés.
Sur l’écran de leur cabine, Xavier regarda Hixsour rapetisser, songeant à ce qu’il laissait derrière lui ; rien sinon des crimes et des cadavres. Il le constatait sans amertume, et même avec ce qui ressemblait à de l’ivresse. Son passé avait éclaté comme une cosse pourrie. Tout était possible.
Pendant ce temps, Valrin complétait ses connaissances sur la KAY. Il aurait aimé mettre Admani à contribution pour qu’elle creuse tout ce qui se disait sur les relations commerciales et les escarmouches entre l’Eborn et la KAY, mais, ses réserves financières étant épuisées, il dut se contenter des articles publiés sur les téléthèques publiques, passées au filtre de la censure des intéressées. Il explora également l’organigramme des cadres de l’Eborn. Parmi les milliers de noms, il trouva le confidato du comptoir d’Ast Faurès : Ilon Desiderio. L’homme qu’ils devaient contacter avait un visage de mannequin vieillissant, au bronzage et à la moue aussi artificiels l’un que l’autre. Ses mains fines étaient manucurées. Mais la dureté de ses yeux, elle, ne trompait pas.
Au cours du trajet, Valrin apprit aussi à Xavier à se déplacer en impesanteur. Le jeune homme se révéla plutôt médiocre élève, mais Valrin continua à l’entraîner trois heures par jour.
Une microseconde avant que l’orbiteur ne franchisse la Porte, le plan singulaire se forma. Le vaisseau creva la membrane de néant, et émergea dans le système de Faurès.